"LA MOUSTACHE" d'Emmanuel Carrère

Publié le par Zoso

Dans la catégorie "il faut venir avec son manger" (au risque de mourir de faim) voici un film qui ne va pas vous étouffer sous les explications. Chacun y trouvera ce qu'il veut, et n'y trouvera donc rien sans un minimum d'efforts. L'objet de cet article n'est pas de faire une critique (c'est un film honnête qui incite à la réflexion mais qui ne restera pas dans les annales (avec 2 n) du cinéma) mais juste d'ouvrir la discution...

 

De quoi ça cause :

 

Marc (Vincent Lindon) décide un beau jour de se raser la moustache, pour faire une surprise à sa femme (Emmanuelle Devos) qui ne l’a jamais vu sans. Mais celle-ci ne remarque rien, tout comme les amis chez lesquels ils sont invités à dîner. Persuadé qu’elle lui fait une blague, puis excédé, il finit par provoquer une dispute sur le sujet, au cours de laquelle elle lui affirme qu’il n’a jamais eu de moustache…

 

 

Emmanuel Carrère a dit ne pas être sûr du sujet de son film. Il affirme ne pas détenir les clés de cette histoire.

Ca tombe bien, moi non plus. On va donc pouvoir délirer un peu.

On se dit que cela cause de changement, de frustration, de paranoïa et d’affirmation de sa différence. J'y ai personnellement vu une métaphore sur le couple et plus précisément sur l'obligation de faire des concessions.

 

Quel est son problème, à notre brave Marc ?

Il voit quelque chose que les gens qu'il aime ne voient pas. Ces personnes, qui comptent pour lui, ne le fortifient pas dans son opinion. Certes, il a bien la preuve matérielle (des photos) et la confirmation par un représentant de l'ordre et de l'état (un agent de police) qu'il a bien eu des moustaches. Mais ça ne lui suffit pas. C'est l'approbation des gens qui le touchent qui lui importe. Que d'autres personnes sur cette planète puisse penser que cette étrange veste verte à motifs floraux puisse être portable vous vous en tapez (c'est sûr que ça peut plaire, il y a déjà un type qui l'a conçue). Ce qui vous interresse c'est de savoir si votre femme, vos amis, vos collègues, vont considérer (comme vous) que cette veste vous va. A la limite, la question n'est même pas de savoir si cette veste vous plait à vous, tant qu'elle plait à tous ceux que vous aimez...

 

 

Ce genre de problème nous arrive tous les jours. On a tous besoin d'être conforté dans nos choix et nos opinions. L'idée d'E. Carrère, c'est de pousser le bouchon le plus loin possible, à la limite du tolérable pour le personnage principal. Car effectivement, il y a un moment où ce n'est plus supportable. Tant qu'il s'agit de petites incompréhensions ou de mauvaise foi (voir l'épisode du radiateur pendant le dîner) la relation peut encore tenir. Mais imaginez que votre femme (ou votre frère ou votre meilleur ami) vous dise que vous n'avez jamais eu le bac (alors que vous l'avez eu avec mention bien), ou que votre père (avec qui vous deviez déjeuner à midi) est mort l'année dernière ... il est peu probable que vous passiez outre.

 

On peut faire des compromis pour faire fonctionner une relation, mais il y a des limites

 

Notre personnage principal pète donc très légitimement un plomb, et s'enfuit à Hong-kong. Il refuse le compromis. Il refuse de céder à ce chantage insuportable : "nous pouvons être heureux ensemble mais à la condition que tu oublies certaines choses importantes auxquelles tu crois."

Le passage à Hong-Kong est très beau. Sans le regard des autres, sans leur approbation, Marc devient transparent. Non content de s'être exilé au bout du monde, il devient même incapable de se poser quelque part, et passe son temps à ne plus choisir, en refaisant sans cesse un même aller-retour, via le ferry local, entre deux terres, deux iles, deux histoires, deux vies ... entre lesquelles il ne peut décidément plus trancher. 

Il finit par se poser dans un petit hotel miteux, où on l'imagine assez bien finir sa vie en épave, une fois ses réserves financières épuisées. Sauf que...

... En rentrant un soir, la clé n'est pas au clou, le portier lui apprend que sa femme est en haut. Marc va à nouveau devoir faire un choix. Il pourrait s'enfuir, se dire que ce n'est plus possible, que la comédie a assez durée. Que rien n'est de toute façon envisageable avec cette femme qui ne lui renvoie pas le monde auquel il croit. Il décide de décider, de prendre à nouveau un risque, et pousse la porte de sa chambre.

 

Et là, rebondissement final ( A NE SURTOUT PAS LIRE SI VOUS N'AVEZ PAS VU LE FILM ), sa femme lui parle de l'achat d'une gravure chez un commerçant local !! Géniale proposition (évidemment absolument pas réaliste, on est dans la métaphore), "Mon chéri, faisons comme si de rien était. On en parle plus, puisqu'on arrive pas à s'entendre sur le sujet. On s'aime, on veut rester ensemble, donc on passe à autre chose..."

Le Marc, il est un peu groggy, on le serait à moins.

Et que croyez vous qu'il fit ????

 

Sans doute un peu las, il accepte la proposition ! Puisqu'il ne peut pas vivre sans ses yeux (voir le message de la carte postale), il accepte la compromission.

 

Vous allez peut-être trouver que ma vision est un peu pessimiste, mais je ne crois pas. C'est important et courageux de savoir faire des compromis ! 

Publié dans LA NUIT AMÉRICAINE

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
<br /> <br />   Vos commentaires ouvrent d'autres possibilités. Les compromis m'apparaissent mieux .Je les avais pris pour de la folie ou de l'effritement de la réalité.  Le<br /> propos m'a surtout semblé être le lacher-prise au combien difficile dans le film et  pour un spectateur construit sur la maîtrise du sens. Suis passée par<br /> la surprise, la colère, l'angoisse, les rires, l'ennui, l'incompréhension, le soulagement, la frustration......en le voyant .  C'est vrai que devant un navet on reste plus<br /> végétatif !<br /> <br /> <br /> <br />
Répondre
T
Analyse très intéressante, bien plus que celles qui tentent de "donner la vérité sur l'histoire", ce qui n'est pas possible je pense.Cette perte de liberté au contact des gens proches de soit lui devient insupportable. Elle lui demande de se raser la moustache et puis ne remarque pas le changement, pire, elle lui dit qu'il n'en a jamais eu : en fait cela représente la négation de ce qu'il était. Elle l'a fait changer, et pour que cette prise de pouvoir soit totale, elle fait disparaitre ce qui était avant.C'est donc bien à mon sens un film sur les thèmes que tu abordes.
Répondre
Y
Hello, je viens de regarder la moustache, et je suis dans un énorme sentiment de doute. La fin est très perturbante, d'après toi elle serait purement métaphorique (donc iréelle, voir fantastique), ou la femme de marc revient réellement et fait comme si de rien n était? Ce qui n'est pas possible, car au moment ou il retrouve leurs amis au "resto" on montre a marc (et sa moustache :) )  des photos de vacances passé avec ces derniers... Je ne sais pas si je vais pouvoir dormir ce soir, mais ca fait longtemps qu un film ne ma pas frapper a ce point... (pourtant j en "consomme" une quantité)
Répondre
M
Je suis tout à fait d'accord avec toi ! Excélente analyse du film !
Répondre
S
Je penche plutôt pour des métaphores oniriques pour toute la partie parisienne, des réminiscences mélangées du passé. Il n'y a pas vraiment de continuité, plutôt une série de flash-backs mélangeant passé et désirs secrets. Allez vous diner deux fois par semaine chez votre ex-femme/mari alors qu'il n'y a pas d'enfants en commun... Juste une hypothétique filleuil qui correspond certainement au désir d'enfanter.Le voyage à Hong-Kong en touristes est la réalité. Les allers-retours en ferry correspondent à l'image de l'oubli, la fin du rêve.Le fait de raser la moustache et son acceptation par sa femme sont la naissance d'un nouveau quotidien, d'une page qui se tourne dans la vie.
Répondre