"BAGATELLES POUR UN MASSACRE" de LOUIS-FERDINAND CELINE (14eme partie)

Publié le par Zoso

Gutman bien poussé à fond, il s’est dévoilé tel qu’il est, une méchante, rancuneuse nature... Comme je recommençais à lui dire, tout ce que je pensais de bien des Juifs... Il s’est tout à fait fâché !... Il s’est foutu en quart affreux... Il est parti dans une crise ! Une vraie colère de maudit...

– Mais tu délires, Ferdinand !... Nom de Dieu t’es saoul !... T’es noir à rouler, ma parole, t’es qu’un sale buveur "habituel"... Mais je vais te faire interner ! Je te jure !... T’as beau être confrère !... Ça ne va pas traîner... J’ai des relations dans les Asiles, moi.. Tu vas voir un petit peu... Ils sont tous juifs dans les Asiles !... Ça va bien les divertir... d’entendre ton numéro de folies... tes bêtises... Ils vont te faire capitonner... T’iras, là-bas, médire des Juifs comme tu les appelles... dans un joli cabanon... Je te ferai faire une camisole exactement sur mesure... Alors, tu nous foutras la paix... Tu retourneras à tes romans... Si t’es sage t’auras un crayon... D’abord c’est des insanités... la "Race" ça n’existe plus... c’est des mythes...

– Voilà le grand bobard gode ! pour nous !... à nous filer dans la bagouze... le "mythe des races." !... Les Juifs, eux leur métissage, leur faux-bamboula, ils en sont pas fiers comme d’une race !... Fiers comme Artaban. Ils en ont pas honte eux d’être Juifs !... Ils  savent d’où ils sortent... Ils se poussent au train comme des clebs... C’est eux qui sont les pires racistes... Eux dont tout le triomphe est raciste... Ils causent que pour nous égarer, pour nous étourdir... pour nous désarmer davantage... Tous les professeurs anthropologistes, francs-maçons du Front Populaire bien juifs, bien payés, nous l’affirment, que c’est fini, urbi-orbi, et voilà... C’est irréfutable... Le Front Populaire n’a jamais menti... C’est une berlue, c’est une chimère... un détraquement de la vision... bien navrante, une déconfiture de tes pauvres sens d’onaniste ! Une véritable idéorrhée... une perte de substance lécithique... Tu t’es trop poigné Ferdinand... Tu sais, ce qu’elle dit la "tante Annie" ?... Que ferai-je pour te guérir ?... C’est l’épuisement de la ménopause ?... T’as des bouffées ?... Prends les Souris de l’abbé Jouvence...

– Pourtant, dis donc, ils sont crépus ?... Et la Palestine ? C’est pas le berceau de la "Race"...

Ça y est, il venait de me remonter, il venait d’effleurer le sujet où je suis cataleptique... Je redevenais intarissable... volubile... incoercible...

– Ils sont myopes ! Tes sémites ! Panards !... bas de cul ! Ils puent le nègre... est-ce exact ?... déconnai-je encore ?... Je te laisse deux souffles pour répondre... ? Ont-ils les énormes nougats d’avoir poulopé dans les sables, si tant, si fort... et les bédouinages... dans les sables... à la chasse aux dattes, aux vieilles urines de chameaux... des siècles et des siècles ?... Irréfutable !... Ces feuilles des écoutes en moulin... les panards palmés, je dis : juifs !... l’odeur ! Et les lunettes donc !... Ces vieux granulômes !... les suites... les séquelles miteuses...

Ah ! Ah ! Je marquais facilement un point sur la chasse aux dattes... Je lui montrai tout de suite, les siens "de transat", qu’étaient vraiment d’amplitude ! Pour sa taille si brève... Là il était confondu...

– C’est le martyre des belles youtres, que j’ai insisté, d’avoir les pieds un peu trop "forts"... Tous les bottiers de New-York le savent... Ils se trompent pas eux sur les races...

– Tu les accables bien lâchement, Ferdinand, qu’il se rebiffe aussitôt. Toi aussi tu sors des sauvages... Si tu sors pas du désert, tu sors des cavernes, c’est bien pire ! C’était encore bien plus fétide, bien plus écœurant... Un désert c’est toujours propre... C’est pas des dattes qu’ils se tapaient tes cons d’Aryens pères... C’était de la catafouine de renne ! De la vraie mouscaille bien fondante ! et  pour l’Hiver des boules de fiente malaxées ! Pétries ! Voilà ce qu’ils s’envoyaient tes pères !... et puis du suif à la tourbe, bien rance bien fumé.. Des vrais mangeurs de choses immondes... Voilà ce que tu crânes ?...

– Voici un portrait bien textuel !... mais c’est pas pareil... pas pareil...

– Toi aussi t’as plein de paille au train... De quoi tu te plains ?... et pas encore de si longtemps !...

– En vérité !... mais pas la même !... Chacun son odeur ! je dis !... Tout est là !... Je force pas la mienne sur les Juifs.... C’est eux qui montent pour me renifler... J’aime pas leur odeur c’est tout... J’ai le droit... Je suis chez moi. J’y vais pas moi, à Tel-Aviv... D’abord ils sont bien trop racistes ! à Tel-Aviv ! Encore bien plus féroces qu’Hitler !... Ils sont "exclusifs" comme personne !

– Mais alors, dis donc, Mr. Blum ? Tu le trouves petit lui ?... bas du cul ? Ah ! Ah ! Bisque !... Bisque !...

Il marquait un point...

– M. Blum Karfulkenstein le Bulgare ? Que tu veux dire ?... Ah ! Mais lui c’est une autre gomme ! Il est de Genève et de Lausanne !... C’est une exception ! Il confirme la règle "bas du cul"... Il est le double bas du cul !... Il est le prince des Bas-du-cul !...

Le coup était nul...

La conversation devenait aigrelette... un peu incisive... On parlait à bâtons rompus...

– Je veux pas périr par les Juifs ! Je préfère un cancer à moi !... pas le cancer juif !...

– Personne te force !...

– Si ! Si !... Ils me forcent !... C’est eux les Juifs, qu’ont inventé le Patriotisme, après les Croisades !... la Réforme ! Pour faire bouziller les chrétiens...

– Tu crois ?...

– Positif ! C’est eux qu’ont tout découvert... Les Croisades et la Réforme, ça leur a très bien réussi, seulement le Patriotisme, je voudrais bien qu’ils le prennent dans le cul, ça me rendrait service...

– Ils ont été persécutés...

– C’est eux qui nous persécutent... C’est jamais nous... Ils se vengent de trucs qu’existent pas !... On est les victimes des martyrs !... C’est nous les vampés ! Pas eux, saladés, transis de  mensonges, cocus, croulants dupés, sous toutes les oppressions juives. Tyrannies travesties, sournoises, genre "Optimiste" comme chez les Britons... écraseuse comme en Russie... pédante, cauteleuse, vineuse et patriote comme chez nous... Du kif !... Le monde ne marche pas tout seul... Je te dis... il peut pas marcher tout seul... Il faut que quelqu’un s’en occupe... commande... Ce sont les Juifs qui commandent... Le monde commandé par les Juifs, c’est un enfer pour les Aryens... sans abus, textuellement un enfer ! Avec les flammes ! Des crapauds partout ! d’éternelles tortures... des révolutions, des guerres, des boucheries, à n’en plus finir... les unes dans les autres, et les Juifs toujours au fond de toute la musique !... toujours en train d’en remettre, délirer, de comploter d’autres calvaires pour nos viandes... d’autres abracadabrants massacres, d’en puruler ! Insatiables ! Toujours agioteurs ! Voyeurs ! Bandocheurs ! Effrénément... c’est leur vie !... leur raison d’être... Ils crucifient. Voilà, j’ai tout dit, je pense... les Juifs.

– C’est pas beaucoup, Ferdinand !...

– Ah ! si encore un petit mot, faut pas compter pour la prochaine que je me déplace... Je suis objecteur 700 pour 100. Le pacifiste, c’est plus le Juif... c’est moi !... La médaille militaire je l’ai depuis le 27 novembre 1914... Elle me rapporte 200 francs Blum par an... (20 francs suisses), j’en veux pas une autre... Ça sera la médaille d’lsraël l’autre... Alors tu comprends...

– C’est pas très vif, comme esprit, Ferdinand... pour un Aryen t’es assez lourd !...

– Je sais, pote, ton genre, je le connais, pour l’esprit c’est Eddie Cantor... Marx Brothers...

– Jabote toujours garde mobile !... C’est nous les Sels de la terre !... Tu l’as dit toi-même !

"Sel de la terre !...» Voilà le vocable dont je sursaute !... Je voulais lui rentrer dans la glotte... Il venait de provoquer encore mon humeur la plus intraitable !...

– Ah ! Sel de la Terre !... Ah ! Consistoire !... Ah ! Sage de Sion !... Ah ! Macchabée... Ah ! Grimace !... Ah ! Alors, elle est indicible !... mais foutriquet de burnes de taupes !... Mais vous vous tenez tous qu’au bidon !... Un Juif c’est 100 pour 100 culot !... Tambour !... Tambourin ! Baguettes ! Escamoteurs de vessies !... Qu’on vous arrache le haut parleur... l’écran du vide ! Baudruches pourries !... Vous effondrez !... Au vice ! A l’estampe ? Des Titans !... Au "travail loyal" comme vous dites ! Devant votre frêle  intérieur... des Faisans !... des faux féticheurs sursoufflés !... pas même des loufiats !... des éponges !... des vrais chiftirs, vous prenez tout !... Plus de jus à sucer : Plus personne !... Tout autant vous Juifs ! Pauvres merdures rêches ! Tout épuisés du chromosome, tout filasseux !... ça gonfle qu’en trempant bien dans la soupe ! Comme tous les croûtons !... Dans le bouillon !... dans notre soupe !...

– Tu vas te faire avoir, Ferdinand, dans la voie que tu t’engages... T’auras le monde entier contre toi, figure de légume !... Ça sera pas toujours facile de te faire passer pour inconscient... T’es un genre de fou qui raisonne... Les gens peuvent pas toujours savoir... Ils se trompent des fois... Ils peuvent se méprendre... Tu peux vexer des personnes... Tiens ! Moi, qui te veux du bien... Je t’ai jamais trompé Ferdinand... Je t’ai jamais tendu des pièges... Je t’ai jamais dit "Tu peux y aller"... que c’était une entourloupe ?... pas vrai ?... Hein ?... dis-le ?...

– Gutman ! C’est exact !...

– Alors je te dis, moi nègre, Ferdinand, laisse tomber ces affreux propos, viens avec nous... tu seras content... T’es indigène ?... tes frères de race, comme tu les nommes, ils te chient sur le tronc...

– C’est exact Gutman… c’est exact, autant que les Juifs...

– Parce que tu sais pas les prendre... les Juifs, si tu savais les aborder, ils t’apprendraient à réussir... t’es qu’un sale raté dans ton genre... d’où, ces aigreurs imbéciles, ta tête de cochon... Regarde un peu les indigènes, les Juifs les contrarient jamais, eux... Au contraire, "Y a de la joie !" qu’ils chantent... Tu comprends y a de la joie" de se faire enrouter !... Toi tu les engueules !... C’est pas une façon !... C’est toi qui les indisposes... Tu les humilies !... C’est vilain !... Regarde comme ils sont heureux tes "Français de race" d’avoir si bien reçu les Romains... d’avoir si bien tâté leur trique... Si bien rampé sous les fourches... Ci bien orienté leurs miches... si bien avachi leurs endosses. Ils s’en congratulent encore à 18 siècles de distance !.. Toute la Sorbonne en jubile !... Ils en font tout leur bachot de cette merveilleuse enculade ! Ils reluisent rien qu’au souvenir !... D’avoir si bien pris leur pied... avec les centurions bourrus... d’avoir si bien pompé César... d’avoir avec le dur carcan, si étrangleur, si féroce, rampé jusqu’à Rome, entravés pire que les mulets, croulants sous les chaînes... sous les chariots d’armes... de s’être bien fait glavioter par la populace romaine... Ils s’esclaffent encore tout transis, tout émus de cette  rétrospection... Ah ! Qu’on s’est parfaitement fait mettre !... Ah ! La grosse ! Énorme civilisation !... On a le cul crevé pour toujours... Ah ! Mon popotas !... fiotas ! fiotum !... Ils s’en caressent encore l’oigne... de reconnaissance... éperdue... Ah ! les tendres miches !... Dum tu déclamas !... Roma !... Rosa ! Rosa !... Tu pederum !... Rosa ! Rosa ! Mon Cicéron !

Tout recommence et c’est parfait !... Et voilà ! Tout ! C’est la cadence ! C’est la ronde ! C’est les ondes ! Avec d’autres pafs ! Le paf de youtre c’est bas, j’admets ! Dans la série animale, mais enfin quand même, ça bouge... Ça vaut bien une bite d’Empereur mort ?... Tu n’es pas d’avis ?...

– Mais si, mais si... j’étais d’avis...

– Puisque c’est le destin des Français de se faire miser dans le cours des âges... puisqu’ils passent d’un siècle à l’autre... d’une bite d’étrusque sur une bite maure... sur un polard de ritain... Une youtre gaule ou une saxonne ?... Ça fait pas beaucoup de différence ! C’est abusif de bouder... Tous les conquérants, ils doivent, c’est bien naturel, mettre les conquis ! C’est la loi des plus vives Espèces !... Si fait... Si fait...

– Regarde un peu toutes les mignonnes, les Aryennes... c’est facile à discerner où qu’elles vont leurs préférences... au théâtre, au cinéma, dans n’importe quel salon... "Première", croisière, musette, tennis ?... Elles foncent toutes, remarque, littéralement sur le Juif, sur le crépu, sur le "toucan". Le crépu c’est le Roi du jour... Il monte... Le blanc descend... C’est lui qui a tous les honneurs !... C’est pour lui qu’on se met dans les frais... Elles raisonnent pas les mignonnes, elles suivent leur instinct, leur ventre... Le Juif il est parfait pour elles, il a l’avenir, il a le pognon... On n’a pas besoin de leur apprendre... Elles sentent ces choses-là de nature... Elles vibrent... Elles reçoivent les ondes... les ondes nègres... C’est le beau môme d’aujourd’hui ! Le Juif ! Le Juif dans tous les films, légèrement crépu, bas du pot, panard, un peu myope ! Oh ! Comme il est distingué !... Surtout à la ville !... Ah ! Comme il a l’air raffiné !... avec ses jolies lunettes !... Ah ! C’est pas un fou celui-là, ni un paysan !...

– C’est vrai, c’est irréfutable, les Juifs gagnent de tous les côtés. Toutes les gonzesses aux Abyssins ! La race plein les miches !... Elles en ont le panier en compote ! Elles peuvent plus s’asseoir tellement elles ont le fias enjuivant... Ah ! Comme ils baisent fort... ces frisés !... Ah ! Comme ils sont brûlants ! Volcans !...  C’est des vrais cœurs d’amants !... Cette bonne Philomène ! Tu penses comme tous les nègres ! Braquemards faits hommes !

"Ils viendront jusque dans nos bras... égorger nos fils... nos compa-a-a-gnes... Aux armes !..." Il avait le mot drôle Rouget de l’Isle !... Ils égorgent bien les fils et les pères avec... mais ils enculent les compagnes... C’est encore du bénéfice... C’est déjà beaucoup moins affreux... qu’avec les "férooooces soldats !"... Tu peux pas prétendre le contraire ! Tu devrais reconnaître !... reconnaissant !... Ils "mettent" un peu les girons, mais c’est pour la plaisanterie !... pour la bonne franquette... pour mieux encore assimiler...

Si les Allemands avaient gagné (si les Juifs avaient bien voulu, c’est-à-dire) la guerre de 14, eh bien les Français du sol, ils en auraient joliment joui ! ils auraient pris leur pied pépère avec les Fritz... Les grenadiers de Poméranie, les cuirassiers blancs !... Ah ! Alors ça c’est des beaux mecs !... Ça serait passé dans l’enthousiasme, un vrai mariage passionnel !... Les Français ils deviennent tout ce qu’on veut quand on réfléchit.. Ils deviennent au fond, n’importe qui... n’importe quoi... Ils veulent bien devenir nègres... ils demandent pas mieux... Pourvu qu’un mâle bien cruel les enfouraille jusqu’au nombril ils s’estiment joliment heureux... C’est qu’une très longue succession, notre histoire, depuis les Gaulois, de cruels enfourailleurs. Pas un seul roi qu’était français. A présent en pleine décadence, faut se faire étreindre par des larvaires... se contenter de ce qui reste... Les Français toujours si avares, ils engraissent quand même très bien, tous leurs maquereaux du pouvoir. A présent que c’est le tour des youtres, leur suprême triomphe, ils vont finir raides comme des passes... Mais plus on se fait foutre... plus on demande... Et puis voilà qu’on leur promet aux Français, des bourreaux tartares !... C’est pas des choses à résister... Mais c’est une affriolance !... Comment voudrais tu qu’on les retienne ?... Mais c’est le "bouquet" priapique !... "Des vrais de vrais !" plus que sauvages !... Des tortureurs impitoyables !... Pas des sous-raclures d’Abyssins !... Mais non !... Mais non !... Que des tripières sur-calibrées ! En cornes d’Auroch ! Tu vois ça d’ici !... Ce voyage dans la Potosphère ! Ah ! Comme ils vont nous faire souffrir ! Ah ! Ces ardents. Ah ! Mon joyeux !... Ah ! Ces furieux !... Ah ! Mon timide !... Après on aura les Kirghizes... C’est au programme !... Ah ! C’est promis !... Et puis des Mongols !... encore plus haineux !... plus bridés !... Qui croquent la terre et les vermines... Ah ! Comme ils vont nous transverser !... Et puis  d’autres, plus chinois encore ! Plus jaunes !... plus verts... Toujours plus acharnés au pot... Ah ! Ils vous entament ! Ils nous étripent !... C’est la Croix dans le plein du cul !... Plus ils sont étranges... plus c’est fou !... Plus ils dilatent... plus ils s’enfoncent ! C’est la vie des anges par le pot !... Ils nous tuent... Voilà comme ils disent les Français !... Gutman il avait le dernier mot...

– J’ai connu un agonique, tiens je vais te faire tout comprendre... dans ma clientèle, un garçon qui s’en allait... jeune, un artiste, et homme du monde... J’en ai vu beaucoup d’agoniques... mais celui-là... Quand on lui passait le thermomètre, qu’on lui laissait un peu à demeure... ça lui redonnait des sensations... ça le faisait encore bandocher... malgré qu’il était au coma... Il gardait ses habitudes... C’est même comme ça qu’il a fini... dans les bras de sa mère... C’est pour te dire, ma chère langouste, que dans les choses du sentiment, la raison n’a jamais de place... Ça n’a jamais ni fin, ni cesse... C’est une chose de vie dans la mort... Tu me saisis ?

Le capitaine Dreyfus est bien plus grand que le capitaine Bonaparte. Il a conquis la France et il l’a gardée.

Il a bien raison Gutman : tous ces vices après tout me débèctent... Toute cette invasion d’Abyssins n’est plus supportable. Il avait raison Lipchitz : "Les Français qui sont pas contents, nous les ferons sortir..." Je vais me tirer... On me le dira pas deux fois. Peut-être en Irlande... Ils aiment pas les Juifs en Irlande, ni les Anglais. Ils les abominent conjointement. C’est la bonne disposition par les temps qui courent... la seule ! Mais je peux pas partir comme une fleur... Je veux pas tomber à la charge des Irlandais... Je sais ce qu’il en retourne... Il me faut un petit viatique... Bien sûr, ce livre va se vendre... La critique va se l’arracher... J’ai fait les questions, les réponses... Alors ?... Je crois bien que j’ai tout prévu... Elle pourra chier tant qu’elle voudra, la Critique... Je l’ai conchiée bien plus d’avance ! Ah ! je l’emmerde, c’est le cas de le dire ! C’est la façon ! J’aurai forcément le dernier mot ! En long comme en profondeur... c’est la seule manière. J’ai pris toutes mes précautions. Mais la critique c’est pas grave, c’est bien accessoire... Ce qui compte c’est le lecteur ! C’est lui qu’il faut considérer... séduire. Je le connais Français moyen, regardant, objectif, vindicatif... Il en veut plus que pour son plâtre... dès qu’il ne s’agit plus d’un Juif... Et je n’ai pas sa cote d’amour !... Je vais donc lui donner bon poids. Je vais le gâter décidément. Je vais ajouter quelques chapitres... une dizaine... que ça représente un vrai volume... Je vais faire un peu de Baedecker... C’est la mode, c’est les Croisières... C’est susceptible de le fasciner... le genre "Magazine des Voyages"... Vous souvenez-vous ?... Ah ! le bien bel illustré !... chatoyant et tout ! Divertissant au possible... ravissant de lecture... aimable... pittoresque... pimpant... Je vais reprendre ce principe... aux magies de "Michel Strogoff"... Je veux terminer ce gros et furieux ouvrage en grande courtoisie... Le coup de chapeau... le panache... Grande salutation... Je vous prie !... de ma plume immense, esbouriffée, je frôle le tapis... Grande parabole ! je vous présente mes devoirs... Grande révérence... Grande féerie... Je vous salue !... Votre serviteur !...

Il faut d’abord situer les choses, que je vous raconte un petit peu comment c’est superbe Leningrad... C’est pas eux qui l’ont construit les "guépouistes" à Staline... Ils peuvent même pas l’entretenir... C’est au-dessus des forces communistes... Toutes les rues sont effondrées, toutes les façades tombent en miettes... C’est malheureux... Dans son genre, c’est la plus belle ville du monde... dans le genre Vienne... Stockholm... Amsterdam... entendez-moi. Comment justement exprimer toute la beauté de l’endroit... Imaginez un petit peu... les Champs-Elysées... mais alors, quatre fois plus larges, inondés d’eau pâle... la Neva... Elle s’étend encore... toujours là-bas... vers le large livide... le ciel... la mer... encore plus loin... l’estuaire tout au bout.. à l’infini... la mer qui monte vers nous... vers la ville... Elle tient toute la ville dans sa main la mer !... diaphane, fantastique, tendue... à bout de bras... tout le long des rives... toute la ville, un bras de force... des palais... encore d’autres palais... Rectangles durs... à coupoles... marbres... énormes bijoux durs... au bord de l’eau blême... A gauche, un petit canal tout noir... qui se jette là... contre le colosse de l’Amirauté, doré sur toutes les tranches... chargé d’une Renommée, miroitante, tout en or... Quelle trompette ! En plein mur... Que voici de majesté !... Quel fantasque géant ? Quel théâtre pour cyclopes ?... cent décors échelonnés, tous plus grandioses... vers la mer... Mais il se glisse, piaule, pirouette une brise traître... une brise de coulisse, grise, sournoise, si triste le long du quai... une brise d’hiver en plein été... L’eau frise au  rebord, se trouble, frissonne contre les pierres... En retrait, défendant le parc, la longue haute grille délicate... l’infinie dentelle forgée... l’enclos des hauts arbres... les marronniers altiers... formidables monstres bouffis de ramures... nuages de rêves repris à terre... s’effeuillant en rouille déjà... Secondes tristes... trop légères au vent... que les bouffées malmènent... fripent... jonchent au courant... Plus loin, d’autres passerelles frêles, "à soupirs", entre les crevasses de l’énorme Palais Catherine... puis implacable au ras de l’eau... d’une seule portée terrible... le garrot de la Neva... son bracelet de fonte énorme. Ce pont tendu sur le bras pâle, entre ses deux charnières maudites : le palais d’Alexandre le fou, rose lépreux catafalque, tout perclus de baroque... et la prison Pierre et Paul, citadelle accroupie, écrasée sur ses murailles, clouée sur son île par l’atroce Basilique, nécropole des Tzars, massacrés tous. Cocarde tout en pierres de prison, figée, transpercée par le terrible poignard d’or, tout aigu, l’église, la flèche d’une paroisse d’assassinés.

Le ciel du grand Nord, encore plus glauque, plus diaphane que l’immense fleuve, pas beaucoup... une teinte de plus, hagarde... Encore d’autres clochers... vingt longues perles d’or... pleurent du ciel... Et puis celui de la Marine, féroce, mastoc, fonce en plein firmament... à la perte de l’Avenue d’Octobre... Kazan la cathédrale jette son ombre sur vingt rues... tout un quartier, toutes ailes déployées sur une nuée de colonnades... A l’opposé cette mosquée... monstre en torture... le "Saint Sang"... torsades... torsions... girolles... cabochons... en pustules... toutes couleurs... mille et mille. Crapaud fantastique crevé sur son canal, immobile, en bas, tout noir, mijote...

Encore vingt avenues... d’autres percées, perspectives, vers toujours plus d’espaces... plus aériennes... La ville emportée s’étend vers les nuages... ne tient plus à la terre... Elle s’élance de partout... Avenues fabuleuses... faites pour enlever vingt charges de front... cent escadrons... Newsky !... Graves personnes !... de prodigieuses foulées... qui ne voyaient qu’immensités... Pierre... Empereur des steppes et de la mer !... Ville à la mesure du ciel !... Ciel de glace infini miroir... Maisons à leur perte... Vieilles, géantes, ridées, perclues, croulantes. D’un géant passé... farci de rats... Et puis cette horde à ramper, discontinue, le long des rues... poissante aux trottoirs... rampe encore... glue le long des vitrines... faces de glaviots... l’énorme, visqueux, marmotteux, grouillement des  misérables... au rebord des ordures... Un cauchemar traqué qui s’éparpille comme il peut... De toutes les crevasses il en suinte... l’énorme langue d’Asie lampante au long des égouts... englue tous les ruisseaux, les porches, les coopératives. C’est l’effrayante lavette éperdue de Tatiana Famine... Miss Russie... Géante... grande comme toutes les steppes, grande comme le sixième du monde... et qui l’agonise... C’est pas une erreur... Je voudrais vous faire comprendre, de plus près, ces choses encore... avec des mots moins fantastiques...

Imaginez un petit peu... quelque "Quartier" d’ampleur immense... bien dégueulasse... et tout bondé de réservistes... un formidable contingent... toute une armée de truands en abominable état... encore nippés en civil... en loques... tout accablés, guenilleux... efflanqués... qu’auraient passé dix ans dans le dur... sous les banquettes à bouffer du détritus... avant de parvenir... qu’arriveraient à la fin de leur vie... tout éberlués... d’un autre monde... qu’attendraient qu’on les équipe... en bricolant des petites corvées... de ci... de là... Une immense déroute en suspens... Une catastrophe qui végète.

Peut-être faut-il à présent, à ce moment du récit, que j’éclaire un peu ma lanterne... que je vous raconte en détail ce qui s’est passé... Nathalie, ma guide-policière, proposait les distractions...

Certain tantôt, elle me dit :

– Si nous allions jusqu’aux Iles ?... (Leur Pré-Catelan). Un très joli match de tennis doit avoir lieu...

Elle était fervente de tennis, Nathalie, je voulais lui faire plaisir.

– C’est entendu...

Nous voilà partis... C’était pas extrêmement près les Îles en question. Une petite heure en auto... à cause des encombrements. Tous les sportifs de Leningrad, toutes les familles de "commissaires" au grand complet, plein les gradins... Et papoti... et papota... Il s’agissait d’un tournoi entre Cochet et Koudriach, leur champion. Déjà fin août, je vous assure qu’on la grelotte à Leningrad. Le vent de la Baltique est sévère, je vous l’affirme... Comme babillage aux alentours, ces demoiselles des "bonnes familles", elles avaient de ces caquets !... Pas du tout le public de la rue... Je ne dirai pas des élégantes... mais déjà du vrai confort... des jolies chaussures... (Au moins 1.500 francs la paire), l’élite en somme... la bourgeoisie... Je me suis fait traduire les conversations... une petite en short à côté... bien trapue... bien campée... bien appétissante... elle racontait ses vacances...

"Ah ! Quel voyage, ma chère amie, ah ! Si tu avais vu papa ! Il était furieux, imagine !... Nous n’irons plus sur la Volga !... Un  peuple !... cette année !... Tu n’as pas idée, les bateaux chargés ! à faire naufrage ! À couler tous !... Rien que des laboureurs !... mon amie !... Ah ! Quel peuple affreux !..." (Textuel). Et de dire et de s’exclamer !...

La fin du match... Cochet gagnait haut la main... l’assistance tout à fait sportive sur tous les gradins... applaudissements unanimes... chaleureux... réchauffés...

Nous nous replions, avec Nathalie, vers la grille du Parc... à la recherche de notre voiture... la "Packard" 1920, que je louais 300 francs l’heure. Je ne regrette rien, je le répète. Il me reste encore des roubles... en Russie... une petite fortune... Dans les Caisses de l’État... il m’en reste bien pour 30.000 francs. 20 paires de chaussures. Au moment où nous montons en voiture, survient un Monsieur bien poli... soulève sa casquette... et de son plus juif sourire, m’adresse une petite demande...

– Monsieur Céline, cela vous plairait-il de nous ramener à Leningrad ?... que nous profitions... Je suis le chef de l’Intourist... avec mon ami... Sommes-nous indiscrets ?...

Il était parfaitement correct ce petit chef de l’Intourist :

– Mais montez-donc... Je vous en prie !...

Il s’installe auprès du chauffeur... Son copain, il me le présente... il bafouille un nom... le copain aussi bien youtre... mais alors youtre d’un autre modèle... pas un "petit filtrat de ghetto"... le modèle "Satrape"... le très imposant Pacha... le mâtiné d’Afghanistan... le costaud pancrace de grande classe... ample et fourni... du creux, du coffre, de l’abatage... la "cinquantaine"... de la brioche... du bourlaguet, du foie gras... une vareuse à la Poincaré... humblement khaki, ultra sévère... toute la "quincaille" au balcon, les motifs d’émail "soleil", les ordres plaqués au nichon... toutes les "bananes" de Lénine. Un peu citron des conjonctives... un peu du Boudah... et puis tout a fait insolite ! Les moustagaches, deux houpettes bien cosmétiquées... séparées... divergentes... comme on les portait à Londres vers 1912... Dans les équipes de cricket... chez les "porteurs en voltige", les "Comuters of Croydon", les "Icare Brothers" à l’Empire... Enfin vraiment un curieux mélange... Je le bigle de quart... encore un peu... comme ça tout en brinquebalant... Les pavés sont abominables... Je me dis : "Sûrement ce badour c’est un ténor de l’Aventure... C’est un homme qui a profité dans le Communisme... il est beau !... Voici un superbe hasard !..." L’auto marchait très doucement, à cause des terribles  fondrières... que pour les ressorts c’est une épreuve... Depuis Catherine, certainement, c’est les mêmes "bossus" qui pavent... et je vous assure qu’ils sont cruels... C’est ça le vrai charme de cette ville... elle reste un musée dans son jus... Rien pourra jamais la changer... Faut voir les Russes au travail. Ils rappellent le régiment, au poil... Ce sera toujours les mêmes ornières... un peu plus creuses et puis c’est tout... C’est l’Asie... quoi... c’est l’Asie... Toutes les voitures, elles en crèveront... A peine un immeuble neuf... depuis la "Bolchevique 17"... le strict absolu nécessaire : Le Guépéou... autre chose... ça aurait juré... Pourquoi faire ?... L’autre "opulent", ce ténor bouddha, voilà qu’il se met à parler entre les cahots... Ah ! Mais je trouve qu’il est cordial... et puis même qu’il est spirituel et tout... et qu’il est carrément jovial... Enfin voici un Russe qui cause... qu’est drôle... en plus... et qu’a l’air tout déboutonné... à plaisir !.. Qu’en rajoute ! C’est étonnant !... Qu’a pas un barillet dans le cul !... qu’a pas l’air de se gratter du tout !... Il semble penser tout haut... c’est le premier !... Il parle anglais comme père et mère... On se comprend.. C’est bizarre, à mesure que je l’entends, il me semble que sa voix je la reconnais... C’est pas moi qui pose les questions, c’est lui qui adresse... Il me fait :

– Monsieur, aimez-vous la Russie ?...

– Et vous, dear Sir ?... est-ce qu’elle est bonne ?...

J’ai pas l’habitude de ruser, je suis d’un naturel assez simple, j’aime pas les mystères... Puisque mes impressions le passionnent je vais lui faire part immédiatement de mes réflexions... qu’elles sont pas très favorables... Nathalie se recroqueville dans le coin opposé... elle me fait du genou. Très inoffensif à vrai dire tout ce que je proclame... que j’aime pas beaucoup leur cuisine... (Et moi la cuisine ça me laisse tiède), que j’aime pas l’huile de tournesol... J’en ai le droit... Que bagne pour bagne ils pourraient mieux... Que c’est un mauvais ordinaire de prison bien mal tenue... enfin des futilités... que les concombres c’est pas digeste... que les cafards plein les crèches.. (je payais la mienne trois cents francs par nuit) ça faisait pas un progrès sensible... Qu’ils avaient tous l’air dans la rue à première vue, médicalement, leurs travailleurs "régénérés"... d’une terrible débâcle de cloches... effroyablement anémiques... chlorotiques... flapis... une vraie retraite de Russie... décavés jusqu’aux ratamoelles... que ça me surprenait pas du tout... avec leur genre de régime... que moi même avec Nathalie, tout en flambant des sommes orgiaques, on arrivait à se nourrir qu’avec des  galtouses bien suspectes... à vous couper net le sifflet... des brouets si équivoques... des petits arrière-goûts si sûris... incroyables... Si je parlais tant de boustifaille, dont je me fous énormément, c’est parce que là-bas, n’est-ce pas, ils se proclament matérialistes, "tout pour la gueule". C’est leur gloriole le matérialisme... Alors je faisais des remarques matérialistes... qu’étaient dans la note... des choses que devait comprendre ce beau sénateur bonzoide... Ça l’a pas mis en colère mon impertinence... Il se fendait même les babouines de m’entendre avec mes sarcasmes... persifleux... Il se tamponnait de rigolade dans le fond du bahut... Ça n’avait pas l’air de le froisser. Nathalie n’en menait pas large... Quand j’ai eu fini enfin de faire comme ça le bel esprit... Il est revenu à l’assaut d’une autre manière... Il s’est enquis d’autre façon...

– Il paraît que Monsieur Céline n’aime beaucoup nos hôpitaux ?...

Ça y était ! Cette provocation m’avait à l’instant suffi !... un éclair !... m’avait débrouillé la mémoire... Je m’y retrouvais parfaitement ! je lui répondis coup sur coup :

– Mais si ! Monsieur Borodine, quelle erreur navrante !... mais j’en suis "enthousiastic"... de vos hôpitaux !... Voyons !... vous êtes, pour ce qui me concerne, très mal renseigné !... A mon tour, puis-je me permettre ?... puisque nous sommes aux confidences... C’est un nouveau nom, n’est-ce pas, Borodine ?...

Il se fendait de mieux en mieux...

– Là bas, à Dartmoor, sur la lande, quand vous fabriquiez des petits sacs... vous vous appeliez ?...

– Et vous, là-bas, Monsieur Céline, à Hercules Street... est-ce bien exact ?... quand vous preniez des leçons d’anglais, à la jaune cantine "Au Courage"... sous le grand pont... Suis-je dans l’erreur ?... Waterloo... Waterloo over the Bridge !... la gare des morts... Ah ! Ah ! Ah !... Vous êtes un fils de "Dora"... Top là !... Top ! Top !...

– Vous en êtes un autre !... il faut l’avouer haut et fièrement !

On s’est serré la louche en force... c’était plus la peine de pré tendre...

Il avait énormément forci et jauni... je l’avais connu très mince et très pâle...

– Et cet excellent Yubelblat... hein ?... toujours myope ?... toujours lecteur en pensée ?...

 Ah ! il évoquait une époque. C’était amusant comme souvenir Yubelblat !...

– Il m’a bien servi à Anvers vous savez Monsieur Céline...

– Yubelblat ?...

– Je suis resté trois mois chez lui... Dans sa cave mon ami... dans sa cave !... Pas un rat dans sa cave !... Je vous garantis... Mais que de chats !... mon Dieu !.. Tous les chats d’Anvers !... Quels chats !...

– Bien vrai ?...

– Bien vrai !...

– Dans la cave ?...

– Comme Romanoff !...

– 17 ?...

– Quel âge avez-vous donc Céline ?... "Doucement chauffeur !" Il commande à présent... "Doucement... faites le tour !... Il faut que je parle encore à mon ami, le "Gentleman"... Toujours "Ferdinand la migraine" ?... Ah ! L’on ne se retrouve pas tous les jours !... "enthousiastic" !... Encore il partait à se marrer.

– Yubelblat... non plus d’ailleurs !... Il avait bien promis, ce cher, de passer pourtant une fois... encore une fois... me faire une petite surprise... une petite visite... en véritable camarade... comme cela sans cérémonie... pour son retour de Pékin... Il avait promis... Il y va de moins en moins, n’est ce pas à Pékin ?... N’est-ce pas ?... Il me semble !...

– Je ne suis plus très au courant Mr. Borodine...

– Il est fantasque ce Yubelblat... savez vous ?... imprévisible en vérité !... Il a préféré reprendre encore ce sale bateau... Il n’aime plus le "Transsibérien". Ah ! Ah ! Ah !... (Il se ramponnait la brioche). Quel voyage... Terrible détour !... La Mer Rouge vraiment !... Un bien disgracieux voyage en vérité...

On s’en esbaudissait tous deux, tellement c’était drôle tout ce détour de Yubelblat...

– Et vous alors ? Monsieur Céline ?... Vous n’aimez pas la Russie ?... Pas du tout... Mais vous aimez bien au moins, notre grand théâtre ?... Vous êtes raffiné comme un Lord, Monsieur Céline... pas seulement pour les hôpitaux... Ah ! Ah ! Ah !... Vous êtes raffiné comme un duc... Un grand duc !... Monsieur Céline !... On vous voit beaucoup au foyer de la danse... Suis je mieux renseigné ?...

Nathalie n’avait rien à dire... Elle regardait loin... très loin... la rue. Elle se faisait menue, toute petite...

– Vous voulez bien, Monsieur Céline, que je vous pose une question ? Une question vraiment personnelle ?... Une vraie question d’ami... un peu brutale...

– Je vous écoute.

– En cas de guerre de quel côté seriez-vous ?... Avec nous ? Ou avec l’Allemagne ?... Monsieur Céline ?...

Le petit youtre de l’Intourist, sur le siège avant, il se démanchait pour mieux entendre...

– J’attendrais... Je verrais bien... Monsieur Borodine... J’applaudirais comme au tennis... au plus adroit... au plus tenace... au plus corsaire... au plus fort ! Je m’intéresserais...

– Mais les plus forts, c’est nous ! Cher Monsieur !... Tous les experts vous le diront !...

– Les experts se trompent parfois... Les Dieux se trompent bien... Nous avons des exemples...

A ces mots nets, le voilà qui change de contenance... la colère le saisit, immédiate... Il sursaute... Il bafouille... Il s’agite... Il ne tient plus sur la banquette... le feu lui monte, d’entendre des bafouillages pareils !... Une vilaine rage de Chinois...

– Oh ! Ami !... ami !... qu’il suffoque... Vous dites des choses si imbéciles... – Chauffeur ! Chauffeur !... Faites donc le tour un peu par Houqué !... Vous ne connaissez pas, Monsieur Céline, Houqué ?... Houqué ! Cela ne vous dit rien ?... Vous ne savez pas ?... Hou ! qué ? Non ?... Jamais on ne vous a parlé de Hou ! qué !... Nous allons avec mon ami, vous montrer Houqué !... Passez chauffeur, tout doucement... là...–Ici... devant... regardez Céline... ces maisons si basses... si trapues... voyez-vous bien closes... C’est le quartier de Pierre le Grand ! ici Monsieur Céline !... je vous le montre... C’est là, qu’il venait s’amuser... s’éduquer un peu les personnes qui causaient un peu de travers... qui ne voulaient pas causer... qui répondaient mal aux questions... Elles faisaient tellement de bruit ces personnes, des bruits si forts !... quand elles s’amusaient avec Pierre, quand elles commençaient à reparler... qu’elles retrouvaient leurs paroles... Un tel vacarme des poumons ! Monsieur Céline... de la gorge... Hou ! qué !... comme ça !... Hou... ! qué !... comme cela ! Si fort !... qu’on entendait plus que leurs cris ! à travers tout le quartier... à travers toute la Néva... jusqu’à Pierre et Paul... C’est encore le nom qu’on lui donne à ce quartier. Houqué !... Regardez bien, Monsieur Céline, toutes ces demeures... si trapues... si profondes... bien closes !... Ah ! C’est un vraiment beau quartier !... On ne fera jamais mieux !... Vous voyez un peu du dehors... Mais alors à l’intérieur !... Un très grand tzar Pierre Ier !... un très grand tzar, Monsieur Céline !...

L’auto ralentissait encore... au pas... Nous avons eu tout le temps de parcourir toutes les rues... de bien visiter en détail... en détours l’ancien "Houqué"... Comme ça toujours en plaisantant... à propos des appareils dont se servait le tzar... pour mettre de l’animation dans les confidences... pour faire venir la confiance... l’affection.

– De la confiance, Monsieur Céline !... de la confiance !...

Pourtant il fallait en finir... revenir à l’hôtel... Nous allions encore au théâtre avec Nathalie.

Il connaissait, Borodine, encore bien d’autres histoires, excellentes ! Des vraiment splendides anecdotes sur Pierre Ier... Nous étions devant notre porte... Il ne m’en voulait plus du tout... Nous ne pouvions plus nous quitter...

– Allons ! Allons ! Montez me voir... sans faute ! Tenez demain !... à l’Astoria !... Nous dînerons tous les trois avec Nathalie... dans ma chambre... sans façon... en camarades !... N’est-ce pas ?... en camarades ?... Je vous raconterai des aventures extraordinaires ! des "faits" !... Seulement des "faits" ! Sur la Chine ! Et puis venez donc à Moscou... Là-bas, nous avons des choses encore beaucoup plus curieuses à regarder !... à vous montrer ! Que je vous montrerai moi-même !... Pourquoi rester à Leningrad ?... Venez donc !... Confiance !

– Pourrai-je visiter le Kremlin ?...

– Tout ce que vous voudrez, Céline...

– Vrai de vrai ?...

– Je crache !...

– Les caves aussi ?...

– Toutes les caves !...

Encore un bon sujet pour rire !... On en gigotait sur le trottoir... de drôlerie !...

– Je peux emmener mon interprète ?...

– Mais certainement !... Bien sûr !... bien sûr !...

– A fond ? le Kremlin ?...

– A fond !...

– Promis ?...

– Promis !...

– Juste un mot par le téléphone ! et je vous fais prendre !

Ah ! que penserez-vous... tout exagérément... Ce garçon exagère !... Voyons ! Ces bolchéviques, ces "bombes entre les dents"... ne sont pas si désastreux !... Ils n’ont pas tout écrabouillé quand même !... tout réduit en poudre infâme !... Ah ! Vous me prenez sur le vif !... Ah ! La remarque est pertinente !... Ainsi tenez, leurs théâtres !... admirablement préservés !... très exact ! Beaucoup mieux que leurs musées !... qui présentent je ne sais quel aspect de brocante, de "saisie-warrant"... Mais leurs théâtres ! En pleine splendeur !... Incomparables !... éblouissants !... L’intérieur surtout !... Les bâtiments, l’édifice... toujours un peu casernes... colosses... un peu "boches"... Mais l’intérieur ! Les salles !... Quelles prestigieuses parures ! Quel transport !... Le plus beau théâtre du monde ? Mais le "Marinski" ! sans conteste !... Aucune rivalité possible !... Lui seul vaut tout le voyage !... Il doit bien compter dans les deux mille places... C’est le genre du Grand-Gaumont... du Roxy... pour l’ampleur... Mais quel style !... Quelle admirable, unique réussite !... quel ravissement !... Dans le genre mammouth... la perfection... léger... on ne peut mieux... du mammouth léger... aérien de grâce... décoré tout de bleu ciel, pastel filé d’argent... Autant de balcons, autant de cernes... franges d’azur... en corbeilles... Le lustre, une nébuleuse d’étoiles... une pluie suspendue... cristallin... toute scintillante... Tout le parterre, tous les rangs en citronnier... résilles de branchages aux tons passés... bois tournés, velours sur pastel... un éparpillement de palette... une poésie dans les sièges !... Le miracle  même ! Opéras de Paris, Milan, New-York, Londres !... délires de bains turcs !... pâtisseries dégorgées d’un Grangousier mort !... Ce serait comparer vraiment le Mont Saint-Michel au Sacré-Cœur, notre grand oriental lavabo... Pour vous convaincre, vous irez peut-être vous-mêmes à Leningrad... vérifier... (Réclame absolument gracieuse). Je pourrais encore avec un peu d’espace... Ce serait très facile... jaboter descriptivement... mais le temps ?... Vous dépeindre de mon mieux... tant d’autres prodigieuses perspectives... évoquer dans la mesure de mes dons futiles, toute la majesté de ces impériales demeures... leur "baroque" aussi... leur cocasse... et d’autres châteaux... toujours plus grandioses... devant la mer... bien d’autres élans magnifiques de sculptures et de grâce... Et puis l’esplanade du Palais d’Hiver... Ce vélodrome pour éléphants... où l’on pourrait perdre, sans le savoir, deux brigades !... entre deux revues !... deux charges !... Et puis tout autour, en pourtour, tout un gratte-ciel écrasé, fainéant, couché, tout en éventail... à cent mille petits trous, lucarnes et pertuis... les Bureaux du Tzar.

Je vous parle du "Marinski" avec un tel enthousiasme... Je vous vois venir... toujours suspicieux... J’avoue !... Minute !... Avec Nathalie, nous fûmes de toutes les soirées... Nous avons tout admiré, tout le répertoire... et la "Dame de Pique"... six fois... "Dame de Pique" mélodique vieille garce... Lutine sorcière, trumeau faisandé... Impératrice des âmes... "Pique" ! Attend au fond du cœur russe "Dame" ! L’heure des fêtes du charnier... "Dame de Pique", messe inavouée, inavouable... charme de tous les meurtres... flamme sourde de massacre, mutine, au fond d’un monde en cendres... Un jour, la flamme timide remontera... jaillira plus haut !... si haut !... bien plus haut que le plus haut clocher d’or !... La flamme en attente... vacille... grelotte... berce... toute la musique haletante... plus tendre... berce... le hasard... "Tré cartas !"... Trois suicides !... au jeu de la Reine dans les griffes de la momie... Trois suicides doucement montent de l’orchestre chaque soir... Dans les rouleaux d’énormes vagues brûlantes... du fond... qu’aucune police ne sait voir... Trois petits oiseaux de suicide s’envolent... trois âmes menues... si menues... que les vagues emportent furieuses... je vous dis... grondantes... mugissantes... du fond du monde... que la police ne voit pas... La vieille carne, corbeau de tous les âges... douairière tout en meurtres... en bigoudis... en falbalas... vaporeuse de guipures, en crève chaque soir... chantante... au bord de l’abîme... Tant de pourriture cascade... d’un corps si menu !... si frêle !... tant de choses !... dans un torrent  d’arpèges... étouffent l’auditoire... tous ces Russes... étranglent... "Tré cartas" !... Foule maudite !... Russes blêmes !... fourbes !... conjurés !... Que personne ne sorte !... Votre destin va s’abattre ! Un soir ! dans une trombe d’accords... Le fou là-haut va sortir votre carte... "Tré cartas" ! L’officier au jeu de la Reine... Qui bouge ?... Du vieil enfer... tous les démons en queues d’étoupe, bondissent, jaillissent, gigotent... toutes les joies, regrets, remords, s’étreignent, cabrioles de toutes les haines... de tous les gouffres il en surgit... Sarabande !... De l’orchestre tout en feu... toutes les âmes et les supplices arrachent les violons... Le malheur hante... canaille... rugit !... ouvre son antre... La vieille s’écroule... Elle n’a rien dit... la Dame de Pique avait tout à dire !... Pouvait tout dire !... Pourtant elle ne pesait rien... moins qu’un flocon de laine... moins qu’un oiseau qui chavire... moins qu’une âme en peine... moins qu’un soupir du Destin... Son corps dans cette chute ne fit le moindre bruit... sur la scène immense, petit monstre fripé, tout en papillotes... La musique est plus lourde... bien plus lourde que ce petit froissement d’étoffes... Une feuille morte et jaunie, soyeuse... s’abat tremblante sur le monde. Un sort.


La 15eme partie de "BAGATELLES POUR UN MASSACRE"

de LOUIS-FERDINAND CELINE est ICI

et ICI ses autres pamphlets.


Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article